Ce sixième roman de la saga des Rougon-Macquart est consacré à un animal politique, homme d'Etat ambitieux: son excellence Eugène Rougon. L'histoire se déroule en majeure partie dans la capitale et dans l'élite politique de la France sous Napoléon III. C'est un milieu social proche de celui de la Curée et ce roman est similaire dans sa grande variété et profusion de boissons (28 différentes!). Et cette fois-ci, le thé se classe en troisième position avec 14 mentions! En premier, on a l'eau avec 17 mentions, dont 9 'eau sucrée' et nous étudierons en détail la signification de cette eau sucrée. En second, le café est cité 15 fois. Puis on a le vin (8 mentions) et une mention pour Bourgogne, pour Bordeaux et pour Champagne. La bière (2 mentions) est également présente avec 4 mentions de 'bocks' et 2 mentions de 'chope'. Puis on a des alcools forts: 'liqueurs' (6), Chartreuse (6), grog (6), anisette (3), absinthe (3), curaçao (2), rhum (2) et une mention pour cognac, eau-de-vie, poire, kirsch, malaga, madère, kummel (alcool parfumé au cumin), punch et vespétro (ratafia composé d'eau-de-vie, d'angélique et de coriandre). Et l'on boit aussi quelques boissons sans alcool: du sirop (3 mentions), du chocolat (2) de la limonade (1) et quelques choses inattendues: une mouche et la Seine!
Commençons par ce trait d'humour au chapitre IX (page 470)
"Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un trait.
- Je ne sais ce que j'ai mangé hier, murmura-t-il. J'avalerais la Seine ce matin."
La boisson la plus intéressante de ce roman est l'eau sucrée. C'est la première fois que cette boisson fait apparition dans cette saga. Ce n'est pas étonnant, car elle est étroitement associée à un nouveau personnage, la belle Clorinde. Cette jeune femme est une courtisanne sulfureuse d'un grand sang-froid. Elle avait espéré se faire épouser par Rougon, mais celui-ci ne voulait qu'en faire une conquête charnelle. Ce roman est surtout l'histoire de leur attirance, haine et admiration et réciproque. Mais la première mention de cette boisson n'a rien à voir avec Clorinde.
Chapitre IV, page 361
"madame Charbonnel n'avait voulu qu'un verre d'eau sucrée ; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans."
Commentaire: "qu'un" verre d'eau sucrée signifie que cette boisson est parmi les plus simples et les moins chères.
Chapitre IX, page 489
"Elle lâcha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table, où elle se fit un verre d'eau sucrée."
Commentaire: Il s'agit de Clorinde et elle se prépare elle-même son eau sucrée, bien qu'elle est une domestique à son service.
Chapitre XII, page 549
"Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucrée chez la jeune femme: encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure."
Commentaire: Zola nous révèle en creux que chez Clorinde l'eau sucrée est la boisson servie aux visiteurs par souci d'économie. Elle n'essaie pas de faire plus riche qu'elle n'est. Ses admirateurs viennent pour sa beauté, son esprit, mais pas pour son train de vie.
Chapitre XII, page 550
"Puis, commençant à s'ennuyer, il (Auguste) avait eu l'idée de boire des verres d'eau sucrée coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant, regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il tapait la cuiller violemment.
- C'est le sucre! Il en met trop! cria-t-elle."
Commentaire: Ce passage confirme l'avarice de Clorinde. Elle ne supporte pas qu'un invité utilise trop de sucre.
Chapitre XIII, page 574
"- Non, non, donnez-moi un verre d'eau sucrée.
Elle alla au comptoir, rapporta le verre d'eau sucrée, toujours avec la majesté de déesse.
(...) Rougon but enfin la moitié de son verre d'eau sucrée et chercha une galanterie.
(...) Rougon, la bouche sèche, but encore une gorgée d'eau sucrée. Elle (Clorinde) avait tout mis dans ce mot, sa colère d'avoir été dédaignée autrefois, sa rancune menée avec tant d'art, sa joie de femme de battre un homme réputé de première force."
Commentaire: lors de cette scène d'humiliation, Rougon commande à Clorinde la boisson qui symbolise la jeune femme. Cela annonçait la victoire de Clorinde. Cette boisson sans alcool, mais douce ne vous fait pas perdre la tête, mais elle a quelque chose d'entêtant. Personnellement, je me rappelle avoir adoré l'eau sucrée jusqu'au jour où j'en eus assez. Depuis, la simple évocation d'eau sucrée me retourne les entrailles! Une très belle femme comme Clorinde est peut-être comme de l'eau sucrée: on l'adore jusqu'au jour où l'on est écœuré?
Chapitre XIV, page 591
"Rougon, les épaules arrondies, était monté pesamment à la tribune. Il ne regarda pas d'abord la salle ; il posait devant lui un paquet de notes, reculait le verre d'eau sucrée, promenait ses mains, comme pour prendre possession de l'étroite caisse d'acajou.
(...)
Après avoir parlé une heure sans arrêt, il but une gorgée d'eau, il souffla un peu, en rangeant les notes devant lui."
Commentaire: Dans ce dernier chapitre, Rougon ne se venge pas directement de Clorinde, mais il lui montre qu'il parvient à nouveau à revenir au premier plan de la vie politique française par un discours fracassant. Cette eau sucrée est une subtile allusion à cette femme qui finira par reconnaitre la "jolie force" de cet animal politique.
Le roman compte 15 mentions du mot 'café'. Dans de nombreux cas, ce mot ne désigne pas la boisson, mais le lieu où on le sert. Intéressons-nous plutôt pour notre infusion préférée:
Chapitre V, page 396
"Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu'un homme dans sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez lui, pour verser le thé."
Commentaire: Son excellence est non seulement un homme fort en politique, mais, originaire de Provence, il a une vision assez médiocre de la femme. Son utilité première serait de verser le thé à ses invités!
Chapitre VI, page 400
"Madame Rougon, à dix heures précises, servait elle-même le thé, en ménagère attentive aux moindres détails."
Chapitre VI, page 409
"Dix heures sonnèrent. Madame Rougon, poussant un guéridon au milieu de la pièce, servit le thé. M. Kahn, une tasse à la main, debout devant Delestang, qui ne prenait jamais de thé, car ça l'agitait, entrait dans de nouveaux détails sur son voyage en Vendée.
(...) Madame Correur acheva son thé, toute suffoquée."
Chapitre VI, page 419
"Dix heures sonnaient. Madame Rougon reparut et servit le thé."
Commentaire: Effectivement, une fois marié, la femme de Rougon sert le thé!
Chapitre VII, page 435
"On venait de servir le thé, dans le salon de famille (...) M. de Plouguern avait emporté une brioche sur le coin d'une console ; il mangeait, buvant de légères gorgées de thé".
Chapitre VII page 439
"Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendre le thé dans les petits appartements de l'impératrice. C'était une faveur accordée d'ordinaire aux hommes spirituels. (...)
L'impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fût invitée à venir prendre le thé, si elle rentrait."
Commentaire: ce dernier extrait nous montre que la mode d'avoir du thé servi lors de réunions de la haute société nous vient du haut de l'Etat. La cour imite les mœurs impériales en servant du thé aux convives. Cela permet aussi de penser que ce n'est pas que de l'avarice qui pousse Clorinde à proposer de l'eau sucrée. Elle connait ce rituel du thé et est proche de l'impératrice, mais Clorinde est avant tout une femme indépendante et moderne, très libre de faire ce qui lui plait (avec qui lui plait!)
Chapitre X, page 495
"Gilquin passa ensuite dans la salle à manger, où l'on venait de servir le thé. (...)
Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude de M. Kahn. (...)"
Commentaire: Ce Gilquin qui met du rhum dans son thé trahit par là son manque de distinction.
Chapitre X, page 496
"Il avait remis la liste des invitations dans sa poche, il prenait à son tour une tasse de thé, en jetant des coups d'œil dans le salon voisin.(...)
Alors Gilquin, resté seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait décidément. Il rentra dans le salon, s'empressa auprès d'elle, finit par lui apporter du thé, des petits fours, de la brioche."
Commentaire: le thé ne sert pas que pour les liens sociaux, il peut aussi être utile pour les relations amoureuses, comme nous l'avions vu du côté de chez Swann.
Chapitre XII, page 543
"Elle se plaignait d'un de ces maux inconnus et extraordinaires qui la prenaient brusquement, d'une heure à l'autre ; cette fois, elle avait dû avaler une mouche en buvant ; elle la sentait voler, au fond de son estomac."
Commentaire: Cette mouche avalée montre l'excentricité de Clorinde et rend la scène comique.
Conclusion: Il est intéressant de constater que c'est dans le roman le plus politique qu'on trouve le plus de mentions de boisson et de thé, en particulier. Il n'y a pas d'alcoolisme, mais les vins et les liqueurs en tous genres montrent qu'il y a des goûts très variés à la cour et dans la capitale. Cette profusion de boissons participe à la riche vie sociale des personnages. L'eau sucrée de Clorinde dénote par sa simplicité et son originalité. Et le thé a une aura aristocratique puisqu'on le boit chez l'impératrice et qu'il est servi par la femme du son Excellence Eugène Rougon!